Fugue en Ré.

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extrait 10


    Toujours le même cauchemar… Viviane — la fée Viviane, comme alors il l’appelait —, au bras d’un homme mûr, le ridiculisait de ses propos condescendants. Les mots lui faisaient mal et il se prenait la tête en un geste douloureux, se bouchait les oreilles de la paume de ses mains.
    La jeune femme avait obsédé ses fièvres d’adolescent en une quête à la fois exigeante et désordonnée du désir charnel. Il avait découvert l’amour, mais un amour heurté, en déséquilibre incessant, fait de joies ponctuelles et le plus souvent de vicissitudes. Bon gré, mal gré, il s’en était accommodé.
    Viviane… De deux ans son aînée. Fille de notaire.
    Car tout à sa passion, Patrice n’avait pas vu s’opérer le changement ; cependant, tandis que la fée progressivement opérait sa métamorphose, le naïf qu’il était refusait d’en tirer les conséquences. Jusqu’à ce qu’il fût trop tard. Un sentiment d’exaspération puis de honte. Et le mépris pour unique réponse : la fée aux deux visages était restée sourde à ses adjurations.
    Sa jeunesse et son idéal trahis à cause d’un homme à la panse rebondie — un homme auprès duquel il passait alors pour un gamin ! Alors, après le bac, il avait voulu partir, fuir le milieu fermé de sa petite ville de province et se fondre dans l’oubli.
    Fils et petit-fils d’officier, sa voie était donc toute tracée. Au-delà de la rupture, un abandon pour une autre existence ; ou plutôt une non-existence. Tête brûlée, il avait pris des risques insensés repoussant ses limites afin de perdre le souvenir, parfois allant jusqu’à se demander s’il existait une vie avant la mort. De l’abnégation, certes, mais aussi un mépris du danger qui l’avait conduit à se dépasser et qui, par un effet contradictoire, lui avait forgé un mental d’acier. De la Guyane au Sénégal, il avait enduré les privations, la fatigue, la soif, la faim… Même encore ce cauchemar le poursuivait, au-delà de l’épuisement, du vide, et de l’homme ravalé à ses instincts primaires.
    Néanmoins, son insatisfaction morale avait vite affleuré au rang de ses préoccupations premières. Par-delà l’isolement, depuis cette retraite en laquelle il s’abandonnait, se matérialisait la nécessité de satisfaire ses exigences intellectuelles. Aussi, la lecture avait-elle agi comme le vecteur d’une vie secrète en laquelle il se complaisait comme un pendant indispensable. Par ce contraste entre le corps et l’esprit, entre le concret et le rêve, il avait progressivement atteint l’accomplissement de ses désirs et s’était guéri de ses frustrations…
    Pourtant, ce cauchemar le rattrapait encore, sans raison apparente, surgi d’on ne sait où, et la fée Viviane se métamorphosait en sorcière. Cependant, cette nuit-là, un élément étrange en perturbait le déroulement, un élément qui prenait corps et s’interposait sous les traits de Virginie…        
    Patrice se réveilla en sursaut. Quelques secondes lui furent nécessaires pour coordonner ses pensées, et il s’avisa presque aussitôt que quelque chose avait changé, que sa perpétuelle fuite en avant venait de prendre fin. Il considéra la jeune femme allongée sur le lit et la découvrit tout autre, infiniment fragile en son endormissement. Il se pencha sur elle et déposa un baiser sur ses cheveux. Un tressaillement à peine perceptible et la tête oscilla doucement. Examinant ses traits, il fut surpris par l’impression de confiance et d’abandon qui se dégageait d’elle. Et par un étrange paradoxe, il émanait non moins de sa personne un sentiment de détermination et d’invulnérabilité : du reste, ne venait-elle pas de l’arracher à son cauchemar ?
   

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