Le jardin.

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    L’infini se déroule à travers les parois du temps. Quel miracle ! Me voilà libre, enfin ! Libre comme l’air qui me berce, comme le vent qui me traverse. Je pousse la porte vert amande et le prodige s’accomplit. Il est là, comme avant. Curieux… Peu m’importe : rien d’autre que ce moment délicieux.
    Il est là, et c’est le principal. Quelle douceur ! Le printemps s’épanche en sa plénitude. En trilles incessants, un merle s’égosille au-dessus de moi, dans le premier cerisier aux branches basses, celui qui donne les fruits les plus précoces, ces bigarreaux dont raffolent les enfants de l’école et dont à leurs risques et périls ils s’emparent en douce avant leur maturité.
  Éclaboussé de soleil, le verger, dont l’allée herbue pleine de promesses se déroule devant mes pieds indécis… Je la suis, cette allée, tout exalté que je suis. Un cliquetis de chaîne : Diane, la chasseresse, vient de m’apercevoir ; elle passe la truffe et sort nonchalamment de sa niche en s’étirant, puis d’un mouvement vif, secoue sa tête de droite et de gauche en un mouvement frénétique. Un gémissement pour m’appeler ; elle remue la queue et sollicite les caresses. Pauvrette ! Toujours ce large collier de cuir alourdi par la chaîne : dans l’espace restreint correspondant à la portée de son attache, une terre battue émaillée de crottes. Ce n’est qu’à l’automne avec l’ouverture de la chasse que son maître daignera la libérer. Oserai-je la détacher ? Qui m’en empêche, après tout ? Je ne suis plus un enfant ! Ouste, va donc faire un tour, la belle ! Docile, elle me suit un moment avant de réaliser qu’elle peut aller au gré de sa liberté recouvrée.
   Me voilà près du puits, au pied de l’immense merisier au tronc couvert de lierre sur lequel j’avais jadis découvert un énorme papillon, un paon de nuit qui pondait des grappes d’œufs minuscules. Peut-être y est-il encore ? Le puits est condamné et il y belle lurette que le battant de la pompe n’amorce plus rien. À côté se situe un abri aux murs en planches ajourées où l’on entrepose le bois pour les poêles. À l’écart des passages, il est mon premier espace de jeux, par excellence abri et poste d’observation, où je me plais à rester juché sur un empilement de rondins et de bûches, dans les effluves de sciure qui imprègnent l’atmosphère. Forteresse, vaisseau de corsaire ou chariot à la conquête de l’Ouest, au gré de mon imagination triomphale, combien de fois cet endroit dissimulé m’a-t-il permis de me rendre maître de l’adversaire !
  Des odeurs oubliées. Un mélange, plutôt. Quelque chose d’indéfinissable, un fil que je déroule et je m’aperçois que par un effet de spirale des ramifications insoupçonnées se font jour. Peu à peu, des empreintes disparues se distinguent et s’extirpent de l’ensevelissement en lequel les années les avaient plongées : le laurier-sauce à l’angle d’une allée, plus loin le cassis-fleur et le verger où sagement sont répartis de façon régulière les pommiers aux pétales roses et non blancs comme le prétendait la chanson.
  Ici, les fraisiers courent à l’aventure, avec des velléités d’empiétement sur l’allée. Bientôt, il y aura des fruits, et cette espèce si savoureuse qui est rose et ne rougit jamais. Là, des touffes de myosotis et de véroniques prennent le pas sur les violettes. Plus loin, quelques jonquilles et des tulipes parsèment l’herbe montante d’éclaboussures colorées. Des papillons volettent et se posent au hasard de leurs erratiques pérégrinations : un microcosme où dans la diversité s’agitent et s’entremêlent des vies si différentes, chacune allant vers son destin… Son destin…   
    Combien de fois cet endroit a-t-il hanté mes souvenirs, combien de fois ai-je éprouvé l’envie de le retrouver tel qu’alors, avec mes yeux d’innocence et l’ingénuité, et la spontanéité de mon regard dénué de toute altération.
    Tout à ma joie de ressortir ces lieux de leur enfouissement, je n’y ai guère prêté attention : pourtant, il me semble qu’un bâtiment a été construit à cet endroit. Un bâtiment communal, une salle des fêtes… Du reste, à l’endroit même où je me situe, tout a été rasé, renversé, aplani, goudronné, pour céder la place à un parking ! Bah, quelle importance ! J’ai remonté le cours des événements, voilà… Ou plutôt, non : le temps s’est aboli, c’est mieux ainsi. Présent et passé de font qu’un. Comment est-ce possible ? Je n’en ai pas la moindre idée.
   Toutefois, malgré sa limpidité, le ciel me paraît insolite. Je ne saurais préciser ce qui lui donne cet aspect surréel, mais à présent que j’y prête attention, je lui trouve quelque chose d’artificiel comme un décor de théâtre antique. Il y a un je-ne-sais-quoi d’indéfinissable qui au-delà de l’émerveillement finit par me laisser perplexe. Jusqu’à présent (mais qu’est-ce que le présent ?) j’ai accepté cette réalité comme une évidence. Tout y est authentique, éblouissant, rafraîchissant, familier, engageant… Voyons, où donc étais-je ?
   Ça y est ! Je revois le sourire de l’infirmière que je pressens crispé, un rien compatissant. La chambre est proprette et le soleil filtre à travers les persiennes. Ses mots me parviennent déformés, mais je n’en saisis pas le sens. D’un coup, le sourire se fige : un rictus d’affolement déforme son visage et je la perds de vue. Tiens, le signal sonore et saccadé n’accompagne plus mon silence…
    Je suis mort. 

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