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Extrait 7
[…]
Tous ceux qui avaient promis de venir étaient présents : Mathieu,
Gilles, Simon, le grand Raymond… Popaul arborait une magnifique
baïonnette qu’il avait dégotée dans le grenier grand paternel. Fier de
lui, il expliquait à qui voulait l’entendre avoir passé beaucoup de
temps à sa remise en état et qu’il en avait terminé le nettoyage « avec
de la poudre à arrêter le curé » ; et tandis que ses acolytes
écarquillaient les quinquets, il daigna, grand seigneur, leur fournir
un rectificatif à titre d’explication : de la poudre à
récurer !
La règle était simple : rallier deux positions
distantes d’environ deux kilomètres et demi sans se faire repérer par
quiconque. Camouflage de rigueur. Les habits, à cette fin destinés,
avaient le mérite de l’originalité : vestes trop longues aux
manches retroussées, pantalons parsemés de ravaudages et de rapiéçages
divers qui remontaient sous les aisselles et tenaient par une ficelle,
toute une panoplie de fond de malle aux teintes passées pour mieux se
fondre dans le décor. Une chose était sûre : pour cette fois, en
cas de salissures, ils ne risqueraient pas un retour tragique par peur
des représailles familiales. Ainsi parés de tels atours, s’ils ne
pouvaient prétendre figurer dans une revue mondaine, tout au moins
étaient-ils prêts à faire face aux rudes vicissitudes de la vie de
soldat. Point de départ : le cimetière. Lieu d’arrivée : le
pont de Chantegrive.
Guy, le grand frère, officiait sinon avec prestance,
du moins avec autorité. Il écrasa sa « Caporal » d’un pied
négligent, et ouvrant son briquet, fit brûler l’extrémité du bouchon
qu’il avait amené. Le liège dégagea une intense fumée noire. Il
s’appliqua à dessiner des signes cabalistiques sur le visage du cadet
qui en rien de temps devint méconnaissable. Renouvelant l’opération,
tour à tour chacun y passa. Ainsi grimé, on alla couper quelques
fougères que, tant bien que mal, on fixa derrière son cou ou sur sa
tête. Il était convenu qu’on se suivrait, mais pour répondre au
principe de dispersion, que les départs seraient échelonnés. Une grande
partie de l’itinéraire étant peu boisée du fait des cultures, il serait
préférable de couper à travers champs ; cependant, la
configuration du terrain, pour éviter un large détour, obligerait les
garçons à emprunter la route sur une bonne longueur. Usant des mêmes
stratagèmes, le grand surveillerait de près les équipes, s’octroyant le
cas échéant un rôle d’arbitre, au titre de l’ancienneté et de sa
présente fonction. Donc, à quelques minutes d’intervalle, les recrues
s’égaillèrent en binômes : les deux compères se retrouvaient comme
à l’accoutumée.
Le père Baptiste, Titin pour les intimes, toujours
secondé de son vénérable chien, un bâtard de berger allemand, passait
une grande partie de la belle saison dans son champ à l’extrémité
duquel une source providentielle lui avait permis d’aménager un
potager. La tête protégée d’un chapeau de feutre aux bords fatigués, on
le croisait à longueur de journée, tenant un grand panier de bois garni
de légumes ou sur sa bicyclette, allant et venant, suivi de son
compagnon à quatre pattes. Par la force des choses, les trois groupes
finirent par se rassembler derrière une haie en amont dudit jardin.
Jusqu’à présent, tout s’était déroulé sans incidents : ils
demeuraient invisibles. Progressant le long des clôtures puis de la
route, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, ils avaient su profiter des
zones d’ombre comme il le leur avait été expliqué puis à la première
alerte s’étaient aplatis dans le fossé ou dissimulés derrière un tronc.
Guy les ayant rejoints, en chuchotant, ils s’appliquèrent à trouver une
stratégie afin d’éviter non pas l’ancien, sourd comme un pot depuis les
tranchées et trop accaparé par la récolte de ses ultimes courges, mais
plutôt son formidable cabot, fort en gueule et connu pour sa vindicte.
Les alentours étant découverts, par nécessité autant que par gageure,
et pour ne point lui donner l’éveil, on convint de longer la lisière
interne du petit bois situé entre le champ et la route.
Les choses sérieuses débutaient ; d’abord
courbés puis rampant, les conscrits d’un jour avancèrent avec
d’infinies précautions, évitant le craquement de la moindre brindille.
C’était sans compter sur les méchantes ronces aux épines rouges qui
garnissaient le plus petit espace de clarté, agrippaient les vêtements
ou, plus insidieusement, griffaient le visage et s’incrustaient dans
les doigts. À tour de rôle chacun en fit les frais. Gilles, qui ouvrait
la voie, avait fort heureusement eu soin de se munir au préalable d’un
canif savamment aiguisé. Les enfants se suivaient à la file, à quelques
mètres, de façon à mieux passer la zone sensible où ils se trouvaient
en partie exposés. Pierre, qui fermait le cortège, apercevait à
quelques mètres le postérieur de son frère d’armes qui faisait corps
avec le mouvement de la végétation à la mesure de son avancée. Il
parvenait au passage délicat quand l’autre qui, sans doute, venait de
s’enfoncer une épine dans le doigt, laissa échapper un «
Aïe ! » retentissant suivi presque aussitôt d’un « Ah
merde ! » de la même tonalité lorsqu’il se rendit compte de
son peu de discrétion. À cet instant le chien, qui vadrouillait auprès
de son maître, dressa les oreilles et, truffe au vent, s’approcha d’un
pas nonchalant vers la bordure. Chacun retint son souffle. Pierre n’en
menait pas large : à moins de deux mètres de lui, de l’autre côté
de la clôture, l’animal se mit à l’arrêt, et flairant avec ostentation,
laissa sourdre un grognement lointain, fixe et raide sur ses pattes. […]
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