L'orphelin de jamais.
Première partie : Les plaies de l'aurore
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Extrait 2

[…] Le ciel s’étoffait en une écume cotonneuse aux franges grisâtres à mesure que le soir tombait. Sensiblement plus dense, l’espace s’approfondissait maintenant tandis qu’un courant d’air se déplaçait en légers tourbillons rassemblant les poussières éparses. Au bord de la route, les arbres frissonnaient en un froissement diffus, renflé par intervalles, et laissaient échapper des grappes de feuilles jaunies. Le grondement se fit entendre. Il était six heures et Pierre qui regagnait sa maison après l’étude, forçait l’allure pour arriver avant les premières gouttes. Maintenant que les devoirs étaient terminés, il pouvait laisser libre cours à ses pensées, aux diverses et légitimes inquiétudes qu’occasionnait cette perspective nouvelle qui peu à peu se dégageait des brumes jusque-là intangibles de son existence pour apparaître comme une réalité chaque jour plus oppressante. Au moment où il s’apprêtait à prendre le chemin de la ferme, une superbe voiture le doubla à vive allure. Tout juste eut-il le temps d’apercevoir au volant l’homme qu’il avait vu à midi et qu’on supposait être le père de Sophie ; de nouveau, il fut happé par d’autres réflexions et réalisa combien il ressentait, plus vive, cette double attirance : d’abord cette émotion nouvelle qu’il n’osait défricher et ne voulait pas combattre, ensuite ce mystère qui entourait cette venue. À peine achevait-il son trajet que les premières gouttes se répandaient, éparses et larges avec un floc retentissant sur la couverture en tôle du hangar. Pierre s’y mit à l’abri. À présent, il n’était plus pressé d’arriver et désirait profiter du spectacle de la nature. Clairon, le vieux chien qui, comme la plupart de ses congénères, témoignait par atavisme d’une terreur instinctive de la foudre, d’une démarche constipée et la queue remontant au niveau du menton vint prudemment se réfugier sous le plateau d’une remorque, à proximité de lui. La poussière du chemin se maculait de piqûres sombres. Il aperçut son père qui rentrait avec le tracteur et lui fit un signe de la main. En même temps, une odeur indéfinissable se libérait de la terre chaude et avide. Il humait l’air qui sentait bon et une indicible joie le saisissait qui se manifestait en gestes désordonnés et gloussements intempestifs : il aimait la pluie et éprouvait ce besoin irréfléchi de se relâcher soudain. Comme une soupape de sécurité après la tension de la journée, il évacuait ses doutes et se lavait l’esprit à l’eau du ciel. Des rafales secouèrent le bâtiment et se ruèrent sur la grange voisine ; des grincements se firent entendre, des portes claquèrent. En diagonales mouvantes, la pluie hacha l’horizon et son crépitement sur les tôles devint assourdissant. Une vive clarté, suivie aussitôt d’un bruit fracassant domina le tumulte : l’orage à présent se déchaînait. À la plainte sourde de l’armature malmenée répondait le hoquet des gouttières refoulant l’eau qui dégringolait en cascatelles le long des murs. Des rigoles de boue se formaient qui comblaient les ornières et s’échappaient vers le pré voisin, en contrebas. Pierre, qui recevait sur le visage de fines gouttelettes, commençait à sentir la fraîcheur. Et puis, tout aussi brusquement qu’il était venu, l’orage s’en alla. En quelques minutes, sous un ciel de traîne grisâtre, il ne restait que le clapotis régulier de l’eau finissant de s’égoutter du toit. Clairon s’ébroua puis leva la patte contre un pilier ; avec circonspection il leva la truffe, renifla d’un air inquiet, et d’une allure hésitante, vaguement dédaigneuse, rasant les murs et prenant soin de ne pas trop se mouiller les pattes, partit vaquer à ses occupations de sentinelle vigilante et consciencieuse. […]

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