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ABREUVOIR.


 



Quels qu’aient été les voyages entrepris durant toute une vie, quels qu’aient été les chemins et les montures enfourchées sans hardiesse, au-delà des chimères que l’on invente un soir de novembre et qui nous guident en silence dans les palais morbides de la puissance ou du désespoir, nous nous retrouverons bientôt devant un abreuvoir, près d’une vieille ferme dont la toiture d’ardoises a chu à la dernière fonte, et laisserons pendre une main dans l’eau glacée.
Comme la vague se retire, oubliant sur la grève les stigmates de sa désertion, le soleil se hisse à grand-peine aux cimes des arbres et des tuquets, mais, bon Dieu, il reste à la vallée des heures avant que l’ombre ne la happe de sa herse violette ; adossé à la montagne, l’abreuvoir est là, dans sa vasque de granit, et l’eau qui vient des siècles arrondit sa course en filant la même chanson qu’enfant j’entendais lorsque l’école avait entrouvert ses portes pour quelques semaines.
Il fallait le voir avec sa valise de nain se précipiter dans les bras de ses grands-parents alors que la 202 lie de vin manœuvrait encore ! Le chat caressé, il contournait l’étable d’où s’échappait une odeur de paille ou de suint et allait en trottinant jouer près de l’abreuvoir : s’il pouvait embrasser d’un mouvement circulaire les combes et les bois qu’ouvraient les sources tendres des prés, comme dans sa mémoire en marche, s’ordonnait le mystère de la succession des nuits et des saisons, son regard, quand il se haussait sur ses petites jambes nues, n’affleurait qu’au seul horizon tremblant de l’eau, sans pouvoir, même avec la complicité d’un soleil déjà haut, creuser plus profond que la transparence l’âpre vérité des choses, et gagner les zones d’ombre et de froid où se réfugient les poissons d’un étrange vivier et des souvenirs pleins d’interrogations.
Il était là, en effet, lorsque l’aïeul avait dans un cri de victoire soutiré de la fontaine un corps brillant et noir qui s’agitait avec frénésie comme l’enfant soi-même eut extirpé de ses entrailles un mal inconnu ; l’anguille sur un linge attendra la tanche ou la brème que la grand-mère apprêtera pour le repas du soir quand la rumeur de troupeaux s’annoncera dans les chemins assoupis.
Aujourd’hui, je suis seul près de l’ancien abreuvoir ; je le devine plutôt que ne le vois ; des vagues de ronces et de scolopendres se cassent sur la margelle et le dérobent au voyageur ; un chêne abattu par la foudre s’allonge à ses côtés, l’enserrant de ses branches, comme si les eaux qui le parcourent pouvaient encore lui être de bon secours !
Qu’étais-je venu chercher dans cette pauvre vallée, quels fantômes tentais-je de réveiller sous l’effondrement des toitures grises dans le grand silence des cheminées et des lits sans draps dont la roideur m’avait si souvent surpris ; se lèveront-ils à mon passage en chuchotant des mots entendus mille fois, que l’on a pourtant oubliés ? Et quand, désemparé, je sortais de la ferme, quel réconfort attendais-je en écoutant ce bruit d’eau immuable qui m’attirait comme une lumière et se rapprochait de moi ?
À force d’enjambées et de contorsions, je parviens aux bacs de pierre, sarcophages d’opéra qui à défaut d’avoir recélé le moindre corps, emprisonnent pour un temps les eaux vives de la montagne sautant de l’un à l’autre en fines cascatelles avant d’être rigoles ou beseaux.
Dérangeant de mon bâton la croûte épaisse des lentilles, l’œil rond, j’aperçois une salamandre qui regagne le fond dans un frémissement d’or et de médailles, la même qui me charmait le jour mais que je retrouvais la nuit, monstrueuse, dans des cauchemars d’enfant, lorsque toutes les voix s’étaient tues et que le lit de coin se révélait bien trop grand pour ma solitude.
Appuyé contre l’abreuvoir, que j’avais tant chéri quand le chant des eaux s’accordait avec ceux des alytes ou quand les feuilles et la neige l’amenuisaient, j’ai peine maintenant à reconnaître mon visage dans les plis de sa moire et détourne le regard pour téter le ciel, le vent... Le vieux tombe, l’enfant s’enfuit vers la sphaigne, alors que le sang jaillit des bœufs que l’on tue à l’abattoir du temps et s’épand à gros bouillons dans les prairies abandonnées
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