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MA TRUITE.


 


Ma truite, serait-ce la dernière, toute belle dans la Gorre éternelle, lançait des éclairs, éparpillait des flammes courtes, des lingots d’or et d’argent dans les courants qui se brisaient sur les rochers de granit, refuges secrets qu’un géant débonnaire aurait offert au petit peuple des ruisseaux, ma truite, ma dernière truite, forçait les eaux claires, entr’ouvertes au soleil d’un printemps que l’on n'attendait plus dans sa haute fulgurance ?
À droite, à gauche, dans une lutte peut-être inégale, la fusée de chair, se défiant des embâcles en vieille briscarde, alternativement fonçait vers la source ou s’échappait vers l’aval, le scion de la gaule en bambou non refendu que je tenais de mon père, ployait sous les secousses, les virevoltes, et je ne savais plus s’il fallait desserrer un peu le frein du moulinet ou récupérer du crin pour maîtriser ses errances désordonnées. Les eaux, le temps, imperturbables, continuaient de couler, presque à mon insu, tant mon esprit était concentré sur ce fil tendu dans les rais du matin et qui menaçait de rompre à tout instant.
Bientôt, il y eut un relâchement de la tension que je mis à profit pour hisser la fille des eaux blondes, toute palpitante, au milieu des herbes et des jonquilles en fleurs, telle la jeunesse de seize ans prise plus d’un demi-siècle plus tôt sur les bords nonchalants de la même rivière.
Dans sa robe d’électrum, de jais, cloutée de sang, elle se soulevait, s’agitait sans bruit, bondissant dans les fougères comme si elle était encore dans le lit de la petite rivière de mon enfance, de son enfance, et alors que je m’agenouillai pour la saisir, une ombre vint se planter devant moi.
C’était un tout petit garçon, il avait dû s’approcher en silence et m’observait maintenant sous l’œil bienveillant de sa mère restée sur le chemin de terre qui épouse les boucles de la Gorre.
Il murmura un mince « Bonjour monsieur », et ajouta : « Il est bien gros le poisson, c’est quoi ? – Une truite, une vraie, une ancienne comme il y en a toujours eu par ici. – Moi aussi j’en pêcherai quand je serai grand, hein, maman ? »
Alors que j’embrassais doucement la tête caparaçonnée de bronze avant de lui porter le coup de grâce, mes yeux croisèrent ceux du petit garçon, stupéfait et réprobateur.
Il s’éclipsa aussi furtivement qu’il était venu et quand je regardai vers le sentier, lui et sa mère avaient disparu.
Je me redressai et restai en arrêt devant la cascade qui déroule son panache et dont la chanson monotone, mais jamais lassante, ne couvre pas celle des oiseaux. Soudain, un soleil qui semblait venir de tous les côtés m’enferma dans son brasier et, pour tenter de lui échapper, je descendis prestement de la berge, entrai dans le lit de la rivière, et déclenchai près du bord le clapotis de quelques vaguelettes qui couraient en se chevauchant sur le sable encore transparent.
Comme j’avançais vers le milieu, mes bottes furent rapidement submergées et aspirées vers le fond instable, imprévisible, qui me cramponnait aux chevilles ; je progressai pourtant, perpendiculairement à la rive, et me retrouvai dans la force du courant. En aval, le tumulte des remous s’apaisait pour laisser place à une nappe d’eau lisse, noire, silencieuse. Je m’y dirigeai, irrésistiblement attiré, les chênes et les aulnes de la rive eux-mêmes s’y penchaient, comme pour cacher la voûte du ciel et masquer la lumière du jour que j’essayais de fuir.
La chaleur accablante, qui m’avait saisi, était maintenant complètement retombée, et les eaux glacées du printemps enserraient ma taille, étreignant bientôt ma poitrine, tandis que mes bottes, de plus en plus lourdes, s’enfonçaient davantage à chacun de mes pas, et que je tâtonnais sur un fond inconnu, cherchant en vain les larges pierres d’un gué à jamais enfoui.
Tout à coup, je crus voir toutes les farios du monde, des lacs et des ruisseaux s’élancer vers moi en un ballet improvisé de gerbes mordorées, me frôlant d’abord, puis me heurtant, de plus en plus fort, semblant vouloir attraper mes mains pendantes au fil de l’eau pour m’emporter là-bas, plus loin, encore plus loin, là où la rivière s’assombrit, là où je disparaîtrais la tête haute dans le limon des profondeurs.







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