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CIMETIÈRES


 


Décidément, le cimetière de Saint-Gilles-les-Forêts, village limousin d’une soixantaine d’âmes, semblait bien trop petit pour accueillir « Lou Grand ».
Les abords étaient noirs de monde, hérissés de drapeaux ; le silence régnait, l’heure était à la peine, au recueillement, et Clemenceau, « l’homme qui riait dans les cimetières », n’aurait pas été à l’honneur s’il avait été parmi nous ! Christiane était gagnée par l’émotion, mon amie Irène évoquait à mi-voix ce jour où Georges Guingouin l’avait conduite, malade, chez le Docteur Fraisseix à Eymoutiers et je pensais à celui que mon père avait tant de fois cité avec admiration, celui qui l’avait nommé sous-lieutenant F.F.I. soixante ans plus tôt.
Lorsque la pluie de novembre cessa à la fin de la cérémonie, le soleil qui se couchait vers le Gargan, nous mit un peu de baume au cœur.
Après avoir quitté Irène et sa famille aux yeux rougis puis salué quelques connaissances, on prit la direction de Limoges par Saint-Germain-les-Belles et l’autoroute. La petite Citroën filant bon train atteignit rapidement la bretelle d’accès à la voie Toulouse-Paris alors que la nuit tombait.
Je ne suis pas particulièrement inquiet de nature, mais il me semblait qu’en phase d’accélération, il se passait quelque chose d’anormal. Tiane l’ayant aussi remarqué, on s’employa à se tranquilliser l’un l’autre. Mais le phénomène persista, et même s’amplifia dans un boucan infernal ; j’aperçus des gerbes d’étincelles dans le rétroviseur, et comprenant que l’AX allait s’arrêter au milieu de l’autoroute, je me garai sur sa lancée en bordure de la bande d’arrêt d’urgence. Le moteur se tut, le silence se fit, simplement haché par le bruit de la circulation.
On se prit la main ; l’ombre gagnant, il fallait aviser au plus vite. J’allumai les feux de détresse qui – Dieu merci – fonctionnaient encore et tentai prudemment, mais en vain, d’attirer l’attention des automobilistes ; sans portable, on décida, d’un commun accord, de ne pas se séparer et de rejoindre en amont, une borne d’appel d’urgence entr’aperçue au début de la panne et que nous trouverions immanquablement.
En ces premières heures de la soirée, alors que le trafic culminait, on abandonna la voiture et l’on avança sur la banquette, sans un mot, dans l’herbe mouillée. Il nous fallut grimper sur un talus s’élevant à deux ou trois mètres au- dessus de l’autoroute qui poignardait la nuit ; en quelques minutes, l’obscurité s’étant encore épaissie, il fallait profiter des phares des camions pour savoir où poser les pieds. Croyant deviner un chemin de terre au-delà de la grille de protection contre les traversées d’animaux, j’essayai de repérer un passage ou une ouverture. Peine perdue, le maillage était suffisamment fort et la hauteur dissuasive.
Le terrain s’abaissant brutalement et s’amenuisant jusqu’à disparaître, on fut contraint de marcher au plus près de la glissière de sécurité, d’autant plus difficilement que le fossé était coupé à intervalles irréguliers de profondes saignées pour l’écoulement des eaux.
J’avançais avec précaution devant Christiane quand l’étroite langue de terre s’arrêta net. Instinctivement, je m’agrippai à la barrière métallique. Un pas de plus, c’était la chute. Devant nous, le vide. Quelque chose luisait faiblement en contrebas ; une route, une rivière, un réservoir d’eau ? En tout cas, l’incident nous remit en mémoire l’histoire effroyable de cet automobiliste, victime d’une collision sur le viaduc de Pierre-Buffière, qui avait enjambé un des rails de sécurité entre les deux voies sans savoir qu’elles n’étaient séparées par aucun terre-plein et s’était écrasé cinquante mètres plus bas.
Désormais, il n’y avait d’autre choix que de progresser sur la bande d’arrêt d’urgence avec, d’après la Sécurité routière, « une espérance de vie d’une vingtaine de minutes » ; les poids lourds surgissant à pleine vitesse semblaient foncer délibérément sur nous. Enfin, dans la lumière des phares, se dressa la borne d’appel, enveloppée dans sa housse de protection. Hors service !
Nous sommes désemparés. Le temps passe, Elsa doit s’inquiéter, car nous devions dîner ensemble chez un vieil ami. Il pleut, on est trempés, le brouillard épaissit, il fait froid, on a les pieds gelés. Tiane suggère de revenir sur nos pas... peut-être quelqu’un s’est-il arrêté... et puis... on pourrait faire des signaux... il y a bien une lampe de poche dans la boîte à gants, non ?
On fait demi-tour, le souffle de la mort est maintenant dans notre dos, les véhicules nous dépassent à des allures folles, irréelles, tirant sur nous des salves d’eau. Quand on devine les feux de détresse de l’AX, l’espoir renaît, brièvement. Je me précipite, fourgonne dans la boîte à gants, trouve la lampe, l’allume, rien ne se passe ; la pile est déchargée.
Tout s’écroule ; complètement démoralisés, la peur au ventre, on repart dans l’autre sens, en direction de Pierre-Buffière. Chemin de croix et d’ombre sur lequel nous avançons main dans la main, pour se réconforter.
Un peu plus loin, un panneau indique « Aire de repos 2 kms », une lointaine promesse de salut dans laquelle on puise pourtant un regain d’énergie, d’autant qu’un quart d’heure plus tard, un second panneau signale une autre borne d’appel d’urgence à 800 mètres.
On l’atteint dans un dernier effort ; je cherche le bouton dans le noir, à tâtons. Un grésillement, puis une voix, une voix sans timbre, étrangement calme. Je crains que la communication ne soit coupée et m’empresse d’expliquer notre situation. La voix m’intime l’ordre de rejoindre mon véhicule. Je me récrie, insistant sur la nécessité de nous prendre nous-mêmes en charge compte tenu des conditions et des risques encourus.
Un silence, puis la voix, d’un ton neutre, nous invite à attendre sur place, sans autre précision. On s’embrasse longuement, partagés entre le soulagement et un reste d’inquiétude.
Au bout d’une cinquantaine de minutes, un fourgon de la D.D.E. vient se ranger près de la borne ; nous avons moins froid. Après avoir parlementé, j’obtiens la permission d’utiliser le téléphone du conducteur afin de prévenir Elsa qui se faisait un sang d’encre.
Sur ces entrefaites, on remarque, au loin, vers le sud, des feux clignotant dans la nuit : c’est le camion de dépannage accompagné d’un véhicule équipé d’une rampe lumineuse pour avertir les autres usagers d’un accident, avec le sinistre mot « Danger » s’affichant par intermittence.
Dès que l’AX est hissée sur le pont, le convoi s’ébranle et fait route vers nous, tous feux allumés, les appels de détresse de la voiture fonctionnant encore. Lorsqu’il s’arrête devant nous, la portière côté droit s’ouvre et le chauffeur nous fait signe de monter, un homme assez jeune, pâle, au crâne à la Yul Brynner ; après l’avoir salué avec chaleur, on boucle les ceintures en poussant un long soupir de soulagement.
L’engin démarre bruyamment ; je me hasarde à demander à Yul Brynner où il compte amener notre voiture ; il répond qu’il doit la remiser au dépôt de l’Équipement, près de Romanet et qu’il nous appartiendra de gagner notre domicile par nos propres moyens et de faire rapatrier l’AX chez notre garagiste.
L’ancienne base militaire étant distante d’une huitaine de kilomètres de la Dive, on n’est pas au bout de nos peines. On n’abandonne pas pour autant la partie, vantant sa conduite, son métier, l’équipement et le confort de sa cabine, sans réussir à lui arracher autre chose que des monosyllabes !
En approchant de la ville, on s’aperçoit avec étonnement et satisfaction qu’il néglige les bretelles d’accès menant à Romanet, franchit la Vienne et il est déjà dans la montée de la Bastide quand il quitte soudainement l’autoroute en direction des quartiers nord et du Chinchauvaud où nous habitons.
Dès le départ, en effet, je lui avais donné l’adresse de notre mécano, dans une des dernières rues entre le faubourg de Paris et le Haut-Chinchauvaud. On se réjouit de son revirement, on le remercie vivement, il se prend même à plaisanter, jusqu’à ce qu’il se gare le long du trottoir, devant l’enseigne du réparateur.
Je descends prestement pour l’aider à descendre la voiture du pont métallique avec le treuil d’acier, j’éteins les feux de détresse, récupère quelques affaires et remonte dans la cabine où Yul Brynner est déjà en train d’établir la facture du dépannage ; à l’énoncé de notre adresse, il lance : « Mais c’est tout près, je vais vous déposer ! »
Le camion démarre en souplesse, tourne à gauche au bout de la rue et commence à dévaler l’avenue du Général Leclerc, sans doute pour rattraper la voie qui relie le pont du chemin de fer à celui de Fontaury ; avant même d’y parvenir et contre toute attente, il braque brusquement à droite sur l’avenue de Louyat. On se récrie, on l’alerte, il ne répond pas et tout dans son attitude semble acquérir la fixité du marbre tandis que la dépanneuse prend de la vitesse, glissant sans bruit comme sur la neige, balayant l’avenue déserte et les maisons aux volets clos d’éclatantes lumières blanches. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle atteint le carrefour, coupe le boulevard des Arcades, s’engage entre les grilles du portail qui s’ouvrent en silence, s’enfonce dans l’allée de cyprès, puis s’arrête doucement entre les stèles grises.
Alors, l’homme se retourne d’un bloc et articule d’une voix de glace : « Vous êtes arrivés, vous pouvez descendre ! »







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