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DEF.




Non, ce n’était pas la première fois que je dépassais en soufflant les dernières maisons du bourg, là-haut, sur cette route que seul l’été animait et qui se perdait bientôt en un chemin avalé par les arbres et les creux ; de larges plaques de neige annonçaient aux gourles que nous sommes un mois de février qui tarderait à calancher dans un vent venu de loin.
J’avais bu comme d’habitude, un peu plus peut-être, de cette blanche, dont le nom me rappelait celui de la jeune fille tant aimée avant la caserne et me tirait des grimaces et des larmes. Depuis quelque temps, la froidure m’avait conduit à engranger quantité d’aliments, comme si l’esprit des montagnes s’apprêtait à me changer en marmotte hypertrophiée ; de surcroît, on eût dit qu’il avait gelé dans les tuyaux, tant le devoir quotidien tendait à l’hebdomadaire ; il semblait même que mon ventre avait acquis une existence propre et que désormais nous étions deux. Il me faisait mal et grommelait sous mes brélages, pourtant ce soir-là, on allait voir ce qu’on allait voir ! Devais-je m’en targuer, je ne sais, mais j’entendais être maître de mon corps, à défaut de mon âme et chier dans la neige alors que le jour déclinant serait l’entamure libératoire d’une geste qui s’écrirait à la fenêtre du printemps ?
Le chien qui me suivait gagnait du terrain depuis mon départ de l’auberge ; il n’était à personne et m’avait probablement adopté quand il avait remarqué que j’avais, moi aussi, les yeux jaunes et tristes. L’envie se faisant pressante, je décidai alors de m’arrêter et me dirigeai un peu à l’écart, vers une tache de neige sur l’herbe rousse qu’un soleil très ancien avait épargnée. La prairie en surplomb découvrait un vaste paysage et les premières coulées de lave consacrèrent derechef ma puissance ; une chaleur étrange montait du sol tandis que l’odeur des sapinières voisines luttait sans espoir avec celles du bran enfin rendu à la terre. Debout dans le soir, je m’apprêtais à repousser la neige du cuir de mon soulier, pour masquer, ne serait-ce que quelques jours ou même quelques heures, les traces de sentine, comme s’il s’agissait d’une faute qu’il convenait de cacher, quand je m’aperçus, incrédule, que seule subsistait une petite flaque sur le point de disparaître entre les touffes d’herbes, alors que le chien, compagnon silencieux, me regardait pensivement à quelques mètres.
Moi, j’avais tout le temps du monde, je n’avais plus les loups au train et personne ne m’attendait à la maison que ma mère m’avait laissée. Je tenais à grimper jusqu’au calvaire, là-bas, derrière les arbres ; combien de fois y étais-je allé, après l’école, les poches bouffies de châtaignes à partager avec d’autres drôles ; mais aujourd’hui, où donc étaient-ils, les autres ? Certes la religion ne m’empêchait pas de dormir, ne m’apportait aucune sérénité face à l’inévitable désertion, aucun sourire tranquille n’allongeait mes lèvres, mais il me plaisait, quand mes épaules étaient trop lourdes, de m’appuyer contre le granit tout en touchant le pied de la croix de chêne. Je peinais à gravir les derniers cent mètres, d’autant que la neige était plus épaisse et que le vent ne parvenait pas à chasser cette manière de brume que j’avais devant les yeux quand je l’aperçus, étendant ses bras morts sur le plateau et les fondrières ; encore un effort et j’y serais !

Autour du calvaire le sol est gelé ; je trébuche violemment et me retrouve à genoux, le front soudé à la pierre, avec le sang qui macule la neige, sans que je puisse faire quelque geste, alors que le nom de Dieu éclot sur ma bouche pour la première fois, même si la prière se transforme maintenant en invocation païenne où mousses et lichens, qui ourlent certaines fentes du granit, agitent, à l’heure où il reste pourtant plus de pleurs que de sperme, leurs fourches tentatrices, tandis que s’estompent, là-bas, au fond du soleil d’hiver, le chien, les combes et les morts, et que je glisse enfin, dans la blanche mutité.




DEMEURE.




Que l’écorce me tavelle, que les rides du temps creusent sur mon visage le chemin de ceux qui vécurent ici, dans le jardin aux cinq tilleuls, à l’ombre de la Dive, que l’écorce se détache et m’habille de ses sortilèges, ne laissant qu’un frêle passage pour le frémissement des veines, tandis que je suis les bras ballants, prêt à ceinturer l’arbre, à l’empêcher de fuir dans l’allée en crissant sur le gravier.
Je le sens palpiter sous ma paume, comme un pauvre petit cœur, rainette sans yeux que les contes auront grandie. Je n’ai plus peur, pourtant le vent crache des mots crus pour l’arracher à mon étreinte avant d’abandonner, scellant sa défaite à la montée du ciel, comme l’oiseau dépité regagne son aire sans sa proie.
Je baisse les yeux quand le chat s’approche du puits disparu avec les saisons, dans des réseaux secrets qu’un jour peut-être je rejoindrai, là, dans un silence d’enclume que rien ne réveillera. Qu’y trouverai-je ?
Alors que la nuit s’avance, que la moitié de mon visage semble happée par l’écorce du tilleul, mon roi, mon prêtre, mon père, dont les racines s’enroulent à mes pieds pour une dernière valse, le chat qui me garde reste là, impavide, le nez dans les fleurs.






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