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MANILLE.




« Flour ! » annonça-t-il en toisant ses compagnons.
Cela faisait près de trente ans que le père Sadry, depuis qu’il avait pris sa retraite du « Paris-Orléans », consacrait l’après-midi du dimanche aux cartes. Qu’il pleuve ou qu’il vente, que le vent glacé morde ses engelures ou que sur la banquette de la route nationale la neige cherche à grimper dans ses sabots, pour rien au monde il n’aurait manqué le rendez-vous. L’été c’était pareil, la côte qu’il devait gravir pour gagner son poste ne lui faisait pas peine, ne laissant que quelques gouttes de sueur sur son front sourcilleux. Même la venue, pourtant fort appréciée, de son fils en famille, ne pouvait lui faire déroger !
« Fleur », dans sa main gauche, quatre ou cinq trèfles bien ordonnés sous le dix semblaient attendre le combat. C’est qu’attention, il ne s’agissait pas ici d’une simple partie de belote ou de nain jaune, non, mais de manille, la fameuse manille coinchée, et il n’était pas rare qu’au cours de la séance, le poing des belligérants ne s’abatte plus d’une douzaine de fois sur le tapis « offert gracieusement par Dubonnet », pour ponctuer brutalement coinches et surcoinches.
Ils étaient là tous les quatre, rivés aux bancs de châtaignier qui encadraient la table trônant au beau milieu de la forge : Aymard, le partenaire de Sadry, c’était le charron ; James, l’ancien des Contributions directes faisait équipe avec un journalier, Pressigout, dont les yeux rouges allaient sans cesse de l’un à l’autre. Le dimanche, l’activité était des plus réduites et les clients bien rares : pas de bœuf à ferrer, pas de roue de charrette à cercler, mais le forgeron avait toujours quelques pièces en attente, si bien que le foyer n’était jamais tout à fait éteint, et que le soufflet reprenait du service entre deux parties.
À l’issue de la première, le père Aymard, après avoir versé une rasade de Noah, alla chercher de longues pinces accrochées au mur, puis, sans mot dire – il avait perdu – activa vivement la chaîne du soufflet tout en plongeant une lame de charrue à rectifier dans le brasier bientôt blanc ; couché enfin sur l’enclume, l’acier bleuissait aux assauts du marteau, avant de s’apaiser au fond du cuvier de bois rempli d’eau. À table, on s’impatientait, et le charron reprit vite sa place. Le silence recouvra son empire, haché toutefois de mots mystérieux, prononcés tour à tour sur le ton de l’arrogance ou de la confidence : jouer maître, surcouper, singlette, défausse, appel et cætera, avec bien évidemment une propension pour manille et manillon...
Le jeu filait bon train et la bouteille de vin avait blanchi jusqu’au cul, mais la femme de l’hôte, mince comme un fil, choisissait, comme par un bienheureux hasard, ce moment-là pour faire une brève apparition et apporter la sœur jumelle.
Avant d’entamer une nouvelle partie, le patron se leva afin de parfaire le soc à la meule ; lorsque celle-ci eut fini de crier, le père Sadry, qui avait profité de l’aubaine pour faire la donne et regarder son jeu, lança un « par la route », figeant à la fois ses adversaires et le charron revenu à pied d’œuvre...
Ainsi le temps coulait lentement, pareil aux eaux du bief approchant de l’écluse d’un moulin arrêté. Les derniers rayons du soleil couchant frappaient obliquement une manière de vitrage qui permettait au jour, malgré les arabesques d’une vigne vierge, d’envahir l’atelier jusqu’au moindre recoin, quand je heurtai aux carreaux puis entrai en saluant l’honorable compagnie. Je n’en menais pas large alors qu’il me fallait m’adresser directement à mon grand-père Sadry, mais j’avais promis : « Pépé, viens vite, tout le monde t’attend, la soupe est prête ! »
Il quittait la table, prenait ma petite main dans la sienne, la serrant un peu plus fort quand il manquait de trébucher sur le chemin du retour. Là-haut, la forge s’éteignait. Sans éclat de voix, les trois autres manilleurs se séparaient, l’ombre prenait possession des lieux, seules quelques braises rougeoyaient encore et moi, tout rêveur, je pensais aux quatre bouteilles vides aperçues sur la table à mon arrivée, qui allaient sans aucun doute engager une autre partie !






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