L'ombre.




C’était avant que le Prince Noir ne vînt à passer à Limoges. La cathédrale Saint-Étienne était en cours d’achèvement et Martial, vieux batelier du port du Naveix, avait coutume, depuis qu’il avait cessé le repêchage des bois flottés qui descendaient des hauts plateaux, d’aller dormir l’après-midi, en été, à l’ombre protectrice du clocher.
Non que sa ferveur religieuse eût guidé ses pas vers le parvis, — elle était des plus modérées — non qu’il s’ennuyât, seul dans sa pièce en torchis depuis la mort de sa femme en couches, mais parce qu’il prenait un indicible plaisir à faire le tour de l’édifice puis à caler ses abattis contre la fraîcheur du granit, loin de l’étuve de sa chambre.En effet, s’il est vrai que la Vienne apporte dans ses bagages un peu de l’odeur des bois et de la vitalité des montagnes, vétusté et promiscuité des taudis qui se pressaient autour de la cathédrale ne concouraient pas à en tempérer la touffeur.

Dédaignant les petits affluents, Martial rêve à la « Grande Eau », la manne nourricière qui l’a accompagné tout au long de sa vie : depuis le temps où il apeurait les barbeaux dans un plongeon bruyant au pied despiles du pont romain jusqu’aux dernières années quand, en équilibre sur sa barque à fond plat, il manœuvrait avec difficulté les troncs de chêne ou de châtaignier charriés par le courant. Il imagine que la rivière l’entraîne en une quête incertaine vers des gouffres sans nomou vers l’immensité absolue, après avoir traversé, droit comme un I, Bordeaux ou Nantes dont il a vaguement entendu parler. Son rêve lui plaît bien, et il le laisse aller à son gré comme à celui des flots qui l’emportent vers des terres inconnues au moins dix fois plus grandes que l’Ile aux Oiseaux toute proche.

Soudain, tout changea.
L’océan se retirait pour laisser champ net au parvis et à la masse crénelée de la cathédrale à demi dans l’ombre ; en clignant des yeux, il pouvait même distinguer un bonhomme endormi dans le coin le plus sombre alors qu’aux alentours, toute vie semblait s’être arrêtée.
Les formes les plus éloignées s’estompaient devant une campagne dont les arbres, en ordre de marche, avançaient lentement ; le silence contrastait avec les huchées habituelles qui jaillissaient des estaminets et les rares passants avaient figé leurs gestes en attitudes dérisoires. Venues d’on ne sait où, d’énormes machineries entreprenaient, avec des pattes de bois qui se démultipliaient, de peser de leur puissance sur la Maison de Dieu.
Petit à petit, sans à-coups, les arcs-boutants commencèrent às’enfoncer dans le sol, en un frémissement d’étoffe, sans les craquements sourds auxquels il eût été logique de s’attendre.
Martial n’était plus maître de son rêve et le vaisseau de pierre poursuivait sa lente immersion ; on voyait encore les gargouilles s’emplir de terre, la nef, comme une grande voile brune et déchirée, hésiter entre le ciel et les profondeurs ; seul, le clocher relevait toujours la nudité de son mât.
Quand il eut disparu, le batelier s’éveilla dans la plus grande confusion, mais ses yeux ne rencontrèrent que les dernières images du rêve ; il était seul sur son banc de pierre, courbatu et en nage. Toutétait plat, lissé comme par magie, alors qu’une flottille de nuages noirs tels des loups, ayant envahi l’emplacement de la cathédrale,prenait bientôt le large, poussée par un soleil rond comme l’enfer.

Martial, incrédule, avait beau pincer son bras nu, il lui fallait se rendre à l’évidence... Mais ce qui l’accablait le plus, dansl’irrationnalité qui l’occupait, c’est que l’ombre immense en laquelle il aimait tant à se réfugier, cette ombre salvatrice portée par Saint Étienne sur tout le quartier où il avait grandi, malgré l’improbable bouleversement auquel il avait été en partie convié, l’ombre était revenue s’étendre et, sur lui, soufflait désormais l’haleine fétide de la Mort.



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