|
À vingt ans on
ne sait pas forcément ce que sera sa
vie ; à quarante, on est sûr de ce qu’elle ne sera pas. Rien de
rédhibitoire pour autant : on évolue à tout âge. Mais les
directions essentielles ont été prises, le sillon tracé en profondeur,
et l’on ne peut tout au plus que courber son destin, l’infléchir dans
une certaine mesure et jusqu’à un certain point. C’est une vérité
universelle : on ne commence pas son existence à quarante ans.
Même si l’on est tenté — ou que l’on croit – repartir de
zéro, les dispositions d’esprit, le caractère, le vécu de
chacun — cela depuis sa naissance et sans doute avant —,
ont par avance déterminé la ligne à suivre.
La prise
de conscience de ses propres impossibilités
engendre le discernement : un commencement de sagesse !
L’inaccomplissement de ses fantasmes ou de ses projections mentales
n’est pas un échec, mais l’apprentissage de l’humilité. Sagesse de
Candide qui est au fond la plus belle des réponses : modestie et
simplicité permettent de savourer des instants privilégiés. Ce bonheur
que parfois on touche du doigt se décline au quotidien. Savoir le
saisir, ne serait-ce que pour de rares secondes est déjà un
exploit !
J’en ai
connu de ces Diogène en herbe, je les ai
aimés, je les ai enviés non par jalousie mais par idéal, tant leur
simplicité en imposait ; ils vivaient de peu, souvent dans un
relatif dénuement, et savaient s’étonner d’un rien. Redécouvrir d’un
regard neuf ce qui demeure invisible au profane…
C’est
ainsi que je suis peu à peu devenu un
aventurier de la page blanche. Beaucoup plus confortable et moins
risqué, je l’accorde, que de connaître l’Aventure, la vraie, sans les
aléas, les désagréments ou les vicissitudes qu’elle occasionne. Comme
chantait Trénet : « Il suffit pour ça d’un peu
d’imagination… » J’y ajouterai un zeste d’expérience, une
pincée de connaissances linguistiques et grammaticales, un cheminement
à travers des quantités d’écrits, dont bien sûr de multiples
romans : en somme, tout un tas d’ingrédients qui savamment
dosés vous poussent à un moment à noircir de votre empreinte quelques
feuillets au gré de sa solitude. Le pendant à une vie non pas ratée,
mais insuffisamment accomplie. L’ambition, fut-elle modeste, trouve
enfin matière à s’exprimer par le biais de l’écriture et permet de la
sorte la réalisation d’impossibles désirs. Là, pas de limites. Une
liberté de ton, une liberté de style ; plus de réserve, plus de
scrupules, plus d’obstacles à la création, si ce n’est ceux que l’on
veut bien s’imposer. Des faits purement imaginaires, soit, bien que
toujours révélateurs de ses espoirs ou de son passé. Même si tant est
qu’on le veuille, on a peine à se dissimuler derrière les mots :
votre personnalité rejaillit toujours au coin d’une phrase ou derrière
une expression.
Constatation certes banale et sans forfanterie
aucune, il n’en est pas moins vrai que ce n’est pas l’apanage du commun
des mortels que de transcrire ainsi ses
délires « aventuresques ». Comme évoqué précédemment, il
faut avoir aiguisé le fil de son esprit aux nuances de la langue et à
la richesse de ses expressions dont certaines trouvent leur origine à
travers les siècles ; connaissances historiques donc, et culture
livresque, laquelle ne s’acquiert qu’après une fréquentation assidue de
la littérature dans son ensemble. En outre, il est bon de canaliser
l’exaltation qui nous mène au-delà de l’intrigue et nous guide à
travers les écueils de notre imagination.
De la
sorte, on s’expatrie par
« procuration », sans le moindre danger, si ce n’est celui
d’être déçu, puisqu’on est son premier et souvent seul public ! Le
personnage principal, celui autour duquel s’élabore la trame, n’est
autre qu’une projection idéalisée de l’auteur qui seul, a le pouvoir de
s’affranchir de ses propres infortunes, et par conséquent de combler le
vide de journées sans éclat : une perspective qui déroule une
multitude de situations invraisemblables en balayant par omission tous
les obstacles qui pourraient se dresser sur sa route, un biais par
lequel l’auteur affirme sa toute-puissance puisqu’il peut à son gré
faire ou défaire l’intrigue en ayant droit de vie et de mort sur ses
sujets…
Bien que
purement virtuels, ceux-là s’inscrivent
dans une narration, la plupart du temps au passé — tout au
moins à l’indicatif —, où bien que supposés, les faits
apparaissent comme avérés et donc réels. Une façon de se prendre pour
Dieu, et au-delà (jeu de mots…), de prétendre à une forme
d’immortalité. C’est vraisemblablement cette absolue maîtrise des
tenants et les aboutissants du scénario qui confère à l’auteur —
en l’occurrence au créateur… et l’on revient vers Dieu ! — un
sentiment de pouvoir et de domination.
Avec ses
excès, aussi : un grand nombre
d’écrivains, plus encore de poètes contemporains se retrouvent dans
cette logique absurde qui consiste à ce que tout gravite autour d’eux.
Au lecteur de faire l’effort d’aller dans leur direction et non le
contraire : avec un indéniable succès, on l’imagine !
Phénomène au sens large puisqu’on le retrouve à peu près dans tous les
domaines artistiques, de la musique à la peinture, il leur suffit par
le biais de leurs trophées ou de leurs relations, à force d’à-propos et
d’un remarquable culot, de cultiver leur image. Un formidable
ostracisme envers le bas peuple, un rituel ouvert aux seuls initiés, et
voici nos artistes dans la plénitude de leur exercice. Heureusement
pour eux, en parfaits moutons de Panurge, leurs chers convertis
s’engouffrent à leur suite avec des airs de conjurés, dédaigneux de ce
menu fretin inapte à parvenir à la compréhension suprême…
Justement, revenons à nos moutons ! Écrire pour
soi peut certes s’avérer jubilatoire, mais dans ce microcosme de faux
semblants, il n’est pas sûr que le vernis de sincérité dans l’entre-soi
résiste longtemps. Et si tel est le cas, mieux vaut faire de la
politique : à hypocrite, hypocrite et demi ! Ces auteurs-là
ont une vision nombriliste de l’existence, un égocentrisme dans sa
pleine mesure et qui ne dit pas son nom. Plutôt qu’avec retenue, ils
abordent au contraire la notion de liberté que leur confèrent leurs
écrits en usant et abusant de références personnelles — connues
exclusivement d’eux ou d’un cercle restreint — qui les placent de
fait au centre de l’histoire. Alors, quel intérêt à être
publié ? Quel intérêt pour le lecteur lambda de ne jamais saisir
des références qui n’évoquent rien qu’une érudition compassée qui frise
la pédanterie ? Vanitas
vanitatum, et omnia vanitas !
Un monde
nous sépare. Sinon pour de rares occasions
restées confidentielles, je ne crois pas avoir jamais écrit de cette
façon-là. Comme le plus grand nombre, d’ailleurs, que ce soit sous
forme poétique ou libéré des contraintes de la rime, j’ai modestement
donné ma pierre (que dis-je, mon caillou !) à l’édifice sans avoir
recours à ce que je conçois comme un aveu de prétentieuse incapacité à
se mettre à la portée d’autrui.
Pour
celui qui écrit, l’important doit être le
partage : que chacun, à sa guise et selon ses envies, puisse s’en
approprier le contenu. Pourvoyeur d’idées, l’auteur n’est nullement
tenu à une obligation de résultat : plaire ou déplaire, laisser
indifférent, la suite ne lui appartient pas.
Une
bouteille à la mer, un message que parviendront
à déchiffrer certains qui peut-être y trouveront un quelconque intérêt…
Mais une
bouteille à la mer, c’est déjà
l’Aventure !
© Jacques Goudeaux
|
|