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« Manchot » était un drôle de petit homme ; de quoi
tenait-il son surnom ? Peut-être de cet accoutrement si
particulier qui le distinguait des autres paysans, rien à voir
avec une quelconque infirmité : une chemise blanche sous un
gilet de flanelle à manches courtes, un large pantalon assorti
moult fois reprisé aux genoux et l’éternelle casquette à rabats
qui essuyait le temps. Vieux garçon, domestique de son état, il
n’avait jamais connu d’autre situation que celle-ci, de même qu’il
n’avait jamais connu d’autre que ces paysages qu’il pratiquait
depuis toujours sur sa carriole. Mais comme il ne dédaignait pas
le bistrot du coin et qu’il lui arrivait parfois d’avoir selon
l’expression « chargé la mule », il était quelque peu
déconsidéré de ses concitoyens.
Quand je l’ai connu — j’étais encore tout
enfant —, il avait déjà l’air d’un faux vieillard : la
moustache carrée, mal rasé, des petits yeux noirs fendus, la
perpétuelle cigarette de papier maïs presque toujours éteinte au
coin du bec, ce qui dénotait chez lui était particulièrement
l’absence de cheveux gris qui le faisait paraître, malgré l’usure
de ses traits, bien plus jeune ; ajoutez à cela une surprenante
souplesse en dépit des sabots…
Comme tous ceux attachés à la glèbe, inféodé à
une terre qui l’avait vu naître et qu’il n’avait jamais quittée,
il gardait en héritage des habitudes séculaires transmises de
génération en génération, telle sa façon fort singulière de manger
son casse-croûte. Il était d’une époque où le pain représentait le
support indispensable à toute nourriture. Ainsi, tandis qu’il
tenait le quignon bien calé dans sa main gauche, de l’autre il en
découpait profondément la mie pour en retirer l’essentiel sous la
forme d’un cône qu’il enlevait et calait incontinent de son index,
contre la tranche. Il garnissait l’ouverture ainsi pratiquée de
rillettes, en engraissait un bord avant d’entamer le casse-croûte
au couteau, en le faisant pivoter pour en assurer la régularité,
chaque entaille correspondant à une bouchée. Ainsi, lorsqu’il
n’avait pas tout mangé, il lui suffisait de le refermer au moyen
de la mie jusqu’à la fois suivante…
Tous les soirs, après le souper, alors que j’allais chercher le
lait chez sa patronne sur le coup des huit heures, je l’apercevais
accoudé à la table de la cuisine. D’un naturel taciturne, il
parlait peu, mais lapait son bouillon de pain avec entrain ce qui
ne laissait pas de m’étonner, peu habitué que j’étais à de tels
gargouillis. Il lui suffisait cependant d’atteler la jument, de
grimper dans sa carriole et le petit bonhomme en semblait
transcendé. Il fallait le voir passer, fier comme Artaban,
rugissant ses « Dia, hue ! », lâchant quelques jurons,
crachant de concert et faisant claquer son fouet dont il usait
avec une adresse certaine. Je me rappellerai toujours ce matin,
où, vers l’âge de huit ans, perché sur le mur de l’école, je le
vis passer au grand galop : un coup sec et fracassant et
l’extrémité du fouet vint en un éclair lécher le rebord à quelques
centimètres de mon visage. Dans ma soudaine frayeur, j’entrevis un
clin d’œil goguenard révélant son profond contentement devant la
surprise qu’il m’avait causée.
Aussi curieux que cela paraisse, durant ces
longues années de l’enfance puis de l’adolescence, je ne l’ai pas
vu changer ; il faisait tellement partie intégrante du décor
villageois qu’on ne le remarquait plus. Puis un beau jour
— j’avais alors plus de vingt ans —, je l’ai croisé sur
un chemin : toujours accoutré de même, il s’en allait tête
baissée, mains derrière le dos, mais d’une démarche mécanique en
laissant glisser ses sabots ; quand il leva les yeux vers moi, je
fus troublé : le teint cireux, le regard éteint, presque
vitreux, de la cendre de cigarette sur le col, je compris soudain
qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même, une ombre qui marchait
dans sa tête. À peine s’il répondit à mon bonjour, sans doute ne
m’avait-il pas reconnu. Curieusement, j’eus le sentiment qu’il
n’existait déjà plus ; il était déjà loin que son souvenir me
poursuivait insidieusement sous la forme d’images ou de clichés
anciens.
J’appris quelque temps après son décès subit et
n’en fus pas plus surpris que véritablement peiné : déjà rayé
du monde des vivants, c’était un fantôme que j’avais croisé ce
jour-là…
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