PROMOS
I
À quelques mois de la
retraite, Gérard F. dormait mal, de plus en plus mal ; non pas qu’il
craignît la vacuité d’un temps définitivement libéré, mais le rêve qui
revenait presque toutes les nuits et se transformait immanquablement en
un cauchemar sombre et angoissant, suffisait à ternir la joie qui
devait accompagner son départ.
Employé aux écritures d’un
« vague ministère », il était partagé, depuis de longues années déjà,
entre deux aspirations contradictoires : soit pouvoir bénéficier d’un
plan quelconque lui permettant de partir avant l’âge requis pour
fureter à loisir entre les rayonnages mal éclairés de l’ancienne
bibliothèque municipale, soit être nommé chef de bureau, fonction dans
laquelle il ne manquerait pas de donner la pleine mesure de ses
compétences, bien cachées mais certaines : « Ils verraient bien ! »
Jour après jour, le temps
s’étirait entre des dossiers de plus en plus compliqués, tout au moins
le croyait-il, mais aucun de ses deux souhaits ne se réalisant, il se
retrouva Finalement au bout de son mandat, dans l’antichambre d’une vie
nouvelle.
Tout aurait donc été
parfait s’il n’y avait eu ce rêve récurrent qui hantait ses nuits et le
laissait au petit matin, pantelant au creux des draps humides et
froissés ; il était même contraint de dormir seul, tant les cris qu’il
poussait au dernier chapitre de son aventure étaient effrayants et
réveillaient sa femme en sursaut !
Ça commençait toujours bien
: au travail, dans la matinée, son chef de service, un jeune arriviste
à la brosse impeccable, accompagné d’un sbire de la Direction, venait
lui annoncer avec un sourire ironique mais désarmant, que l’on avait
enfin reconnu ses mérites et qu’il était promu chef de bureau ; c’était
un véritable couronnement et lorsque le soir il regagnait son logis, la
vieille 2 CV avait troqué ses roues pour des ailes d’or.
Le lendemain, quand il se
gara plein d’allant sur le parking vide aux premières lueurs du jour,
curieusement l’immeuble lui sembla hostile : plus grand, plus haut,
plus sombre, et dont une large partie paraissait désaffectée ; il avait
l’air de porter toute la tristesse, toute la sévérité du monde, sans
qu’aucune lumière ne vienne, comme à l’accoutumée, animer les ombres.
Ne rencontrant âme qui vive
– la place était déserte –, Gérard F. pénétra dans le hall étrangement
obscur et appela l’ascenseur ; gravir les trois étages ne prend que
quelques secondes mais là, le temps s’était comme arrêté et la manœuvre
durait, durait.
Lorsque la porte s’ouvrit
enfin, il reconnut difficilement le couloir menant à son bureau, ce
bureau dont désormais il allait être le maître.
Au lieu des ordinateurs,
des cloisons démontables et autres armoires qui encombraient le long
boyau, il y avait ce matin-là comme du brouillard, ou plutôt de la
fumée autour d’amas confus et verdâtres qui lui faisaient penser à du
matériel militaire ; une odeur de poudre lui piqua bientôt les narines
et soudain, des explosions retentirent. Il ne prit pas le temps de
déterminer s’il s’agissait de coups de feu, mais bondit en avant pour
se réfugier dans son bureau qu’il ne put atteindre, car chaque fois
qu’il s’en approchait, la longueur du couloir restant à franchir se
dédoublait le contraignant à courir à perdre haleine, entre les balles
qui sifflaient, qui le touchaient parfois, le laissant couvert de sang,
dans cet immense bâtiment sans havre ni sortie, jusqu’à ce que le
cauchemar rendît enfin son dernier soupir.
II
– Sabinus, me dit-il, t’as
vu, ils remettent ça le 16 novembre à l’École de dressage, les salauds !
– T’inquiète, on sera là,
répondis-je à Gagnant en finissant mon Clacquesin.
Après la brigade du matin,
lui et moi étions attablés au Café de la Préfecture en compagnie d’un
surnuméraire de mon secteur et d’un gars du syndicat que je connaissais
depuis peu ; les violentes tensions entre militants de gauche et «
Croix de feu », en juin au Mas-Morvent et à Limoges le quatorze juillet
1935, étaient encore dans tous les esprits et, l’annonce d’un nouveau
rassemblement des hommes de La Rocque dans les beaux quartiers fut
ressentie comme une véritable provocation par les ouvriers et les
employés de la petite ville ; c’était donc avec beaucoup de fébrilité
que nous échangions nos points de vue sur la réponse à apporter, avant
que je reprenne bien vite le chemin du Grand Treuil où ma femme
Marguerite m’attendait pour le repas.
La foule, massée contre les
barrières qui avaient été dressées devant l’entrée de la salle où se
tenait le meeting, scandait des slogans hostiles aux occupants ; il y
avait là tout ce qui comptait dans la gauche limousine, conduite par
Léon Betoulle, le maire, et Sabinus Valière, député S.F.I.O. dont
j’avais hérité le prénom pour mes affinités avec le parti.
L’atmosphère de cette fin
de soirée était des plus houleuses et, lorsque les militants d’extrême
droite sortirent, l’affrontement fut inévitable ; invités à se munir de
lampes de poche – à mots couverts s’armer –, ils avaient tout prévu.
C’est alors que je fus
apostrophé par un gros lourdaud qui, m’agrippant au collet, se mit en
tête de me faire « conspuer Blum » ; comme je le toisai, il entreprit
de me secouer, mais je lui décochai à la mâchoire un direct de derrière
les fagots – j’avais vu boxer Rampignon, le Limougeaud champion du
monde.
Guittou me prit alors par
la main et nous nous enfuîmes en laissant le « Croix de feu » en croix
sur le pavé, tandis que résonnaient derrière nous comme des claquements
de balles...
Au bas des Émailleurs, elle
reprit enfin son souffle ; au cours de notre retraite désordonnée, elle
avait coincé et brisé un de ses talons de chaussure dans les rails du «
tram » si bien que c’est à pas lents que nous rentrâmes à la maison. Ce
n’est que plus tard qu’on apprit qu’un jeune porcelainier était mort de
ses blessures et allait rejoindre, trente ans après, Camille Vardelle,
boulevard des allongés à Louyat.
III
La débâcle avait commencé
dès le 10 juin 1940, les Allemands multipliaient les offensives dans
toutes les directions après avoir enfoncé le front sur la Somme et
l’Aisne.
Naturellement, j’avais été
mobilisé comme tant d’autres et, après avoir serré ma femme dans mes
bras, triste, révolté, j’avais descendu le Chinchauvaud à grandes
enjambées en hurlant « À bas la guerre, à bas la guerre » ! Des
fenêtres s’ouvraient pour se refermer aussitôt ; à la gare, un haut
gradé m’invita fermement à plus de modération et de dignité, mais je
m’entêtais à crier avant de disparaître dans l’un des nombreux wagons
du train déjà à quai.
Après Bellac, où devait
s’effectuer un premier rassemblement, ce fut la lente montée vers le
front de l’Est par Châteauroux, Vierzon, Pithiviers, Malesherbes, où
nous obliquâmes pour nous retrouver au cœur de septembre dans les
Vosges, à Neufchâteau sur la Meuse, puis Pargny-sous-Mureau ; de là,
début novembre, nous gagnâmes enfin Dieuze en Meurthe-et-Moselle, à
pied d’œuvre si j’ose dire !
Nous n’avions aucun contact
avec l’ennemi et le groupe de reconnaissance auquel j’appartenais, me
permettait surtout de découvrir les sous-préfectures ou les petits
villages des départements de la Moselle et du Haut-Rhin, dont les noms
dépaysants, Xermamenil, Fribourg, Forbach, Ippling, Munster, ne
m’étaient familiers que devant les casiers de tri postal.
Les lettres quasi
quotidiennes de Guittou qui me parlaient de la famille, de la petite
patrie, et celles d’Esculier qui ne manquaient pas d’évoquer nos
épiques parties de coinchées, contribuaient à maintenir un moral que
j’avais alors assez bon ; en effet, nous n’avions subi aucune perte et
je croyais à un armistice imminent. De plus, j’eus la surprise de
rencontrer, par le plus grand des hasards, l’un de mes cousins germains
et surtout, la première semaine de mars 1940, je pus bénéficier d’une
permission qui me vit retrouver avec allégresse la Dive, notre maison.
Début mai, Guittou
m’annonça qu’elle était enceinte, mais l’horizon devait s’assombrir
très rapidement : le 11 courant, nous apprîmes l’offensive allemande et
il fallut nous replier. Les bombardements à Sommesous, dans la Marne, à
Anglure, dans l’Aube, dans l’Yonne, en Saône-et-Loire, les départements
qui défilent avec leur cortège noir de villages désertés.
Nous nous installâmes chez
l’habitant pour une nuit ou deux. Dans la maison du notaire, nous
trouvâmes un pauvre vieux cloué sur un fauteuil Voltaire, abandonné par
les siens ; plus loin, un écriteau laconique chez un marchand de vin :
« Buvez tout, videz le reste », et puis cette altercation avec
Plaisance, le meilleur de la chambrée, qui refusant de prendre son tour
de vaisselle, fit voler les assiettes sales par les fenêtres, épisodes
tragi-comiques de l’exode qu’il me tarderait d’oublier !
Ce matin-là, après les
couleurs, le commandant Le Cardeur nous avait réunis sur le communal
d’un petit village pour nous dire que faute d’éclairage public, toute
opération de repli de nuit ou de simple casernement devenait très
difficile, en conséquence de quoi il nous sommait de tout mettre en
œuvre pour nous procurer des torches, des flambeaux ou des lanternes, à
huile ou à pétrole. Je connaissais bien Le Cardeur, tout au moins de
réputation, c’était un « pays » mais nous n’étions pas du même bord, il
était des « Croix de feu », de ceux qui s’étaient donné rendez-vous à
l’école de dressage et qui avaient tiré sur les ouvriers.
Après avoir rapidement
réfléchi, je pris quelques hommes de mon escouade et nous écumâmes à
moto les bourgades voisines dont les églises « sans Dieu ni maître »
étaient désormais ouvertes à tous les vents du pillage et de la
solitude. Laissant ceux dont la petite flamme brillait encore, nous
récupérâmes des brassées et des brassées de cierges que je présentai à
Le Cardeur.
« Maréchal des logis
Frugier, me dit-il, faire preuve d’initiative ne doit en aucun cas
conduire à souiller par vos actes l’Église qui, avec l’Armée, ont donné
à la France les vertus essentielles ayant fait sa grandeur ».
Je me récriai en assurant
n’avoir voulu commettre aucun sacrilège mais, ajoutai-je spontanément :
« Vous auriez sans doute préféré que nous rapportions des lampes de
poche ! »
Le Cardeur blêmit sous
l’offense et me promut sur-le-champ chef d’un peloton nouvellement créé
pour retarder la progression de l’ennemi et ainsi faire office de
tampon avec le gros de l’escadron.
Je suis désormais en
première ligne, les contacts avec les Allemands sont sans répit, les
obus pleuvent, les balles sifflent, les hommes meurent, le jour, la
nuit, c’est la nomination pour l’enfer, Dante pourrait reprendre du
service.
Je ne sais si je reverrai
le soleil se lever, on me serre de près, je me réfugie dans un bâtiment
à demi bombardé, il y a un long couloir dont je n’aperçois pas la fin,
toujours des explosions, des coups de feu, quelque chose de chaud coule
sur ma poitrine...
IV
On ne retrouva pas le corps
de Camille Frugier – Sabinus pour les intimes. Début décembre 1941, sa
veuve accoucha d’un petit Gérard qu’elle éleva seule.
Dès qu’il fut en âge de
comprendre, elle le prenait sur ses genoux et, grâce à un calepin
inachevé que Plaisance avait découvert dans la sacoche d’une moto, elle
lui racontait l’histoire de son père ; pour la millième fois, elle lui
racontait l’histoire de ce papa inconnu et familier, qui était mort à
la guerre, victime d’une promotion aussi inattendue que fatale.
Peu de temps même, avant
que l’âge et la tristesse ne l’emportent sous d’autres cieux, elle
avait rappelé une dernière fois à son fils accouru à son chevet, cet
épisode le plus douloureux de sa vie, et, près de 60 ans plus tard,
dans un lit en déroute, Gérard F., récemment nommé chef de bureau,
livrait lui aussi, son dernier combat. »