MOS PÈS NE'N PARTEN DE TERRA !
C’est par cette
exclamation, pour le moins singulière, que mes parents, alors tout
jeunes mariés, étaient renseignés sur la santé du grand-père Sadry,
lorsqu’ils allaient à sa rencontre sur le chemin de la Thiverie.
Celui-ci vivait seul à la
ferme familiale depuis une vingtaine d’années, lors du départ de son
dernier enfant, la petite Marguerite ; la maison du charron, le
grand-père maternel, située à Crézeunet en bordure de la Nationale qui
mène de Limoges à Périgueux, n’en était séparée que par cinq ou six
kilomètres de prés, de champs ou de bois qui se succédaient dans une
harmonie de collines et de vallons.
Le dimanche, il n’était
pas rare qu’il vienne déjeuner, son fils François, désormais à la
retraite de roulant du Paris-Orléans, s’étant retiré avec Marie, la
Francinette, dans les murs de sa belle-mère disparue quelque temps plus
tôt.
Son allégresse semblait
grandie s’il avait appris la possible venue des “villauds”, notamment
de son petit-fils Camille et sa jeune épouse Marguerite, fraîchement
débarqués de Paris ; son auditoire en serait élargi, lui qui depuis la
fin tragique de sa femme Jeanne au printemps 1908, dialoguait surtout
avec les poules qui picoraient sur sa table déserte ; il profiterait de
l’occasion pour entendre et garder en mémoire quelque histoire que le
contrôleur des Postes ne manquerait pas de glisser entre la poire et le
fromage.
Qu’il pleuve des cordes
ou qu’un soleil de derrière les fagots embrase la campagne, à plus de
85 ans, il allait bon train, balançant son chapeau d’un mouvement de
métronome et ponctuant ses soliloques d’un « Quand même, quand même...
», à haute voix qui fit florès.
Combien de fois, mes
parents qui avaient encore un pied dans l’adolescence entreprenaient de
se cacher derrière quelque buisson, ardent ou non, afin de faire, au
dernier moment, irruption devant le Père Sadry qui n’en croyait pas ses
yeux enfin relevés !
C’étaient des « Mes
enfants, mes enfants ! », pleins de joie et de sincérité, et, bien
encadré par la jeunesse, il finissait de gagner Crézeunet.
Après les effusions
d’usage avec son fils et sa bru, il avait l’habitude avec Dick, le
chien de la maisonnée, d’aller traîner dans la forge ; il commençait
par ouvrir en grand les deux battants de l’entrée, puis la large
fenêtre ourlée de vigne, et le jour, ravi de l’aubaine, se jetait tel
un fou dans tous les coins, comme s’il avait souhaité ranimer les
braises d’un foyer mal éteint.
Pourtant, le poumon de
l’atelier ne battait plus depuis des lustres ; il pendait aux solives
comme une outre immense et desséchée et, le grand-père, après avoir
tiré une ou deux fois la chaîne ou frôlé des outils de sa main,
refermait bientôt les vantaux en soupirant.
Il se dirigeait ensuite
vers l’appentis du fils où l’attendait tout un bataillon de rabots, de
varlopes, de ciseaux et là, dans l’odeur entêtante du bois, il ne
pouvait résister à l’idée de serrer dans un étau un simple rondin et
d’en détacher sans effort les quelques copeaux que Dick tenterait de
balayer de la queue.
Puis, après avoir
épousseté sa vareuse de grosse toile, il traversait la cour
triangulaire où la petite tour, qui, tout en faisant corps avec les
bâtiments, chapeautait le four à pain et semblait apostropher le
pigeonnier de briques que François Frugier avait construit de ses
propres mains ; il s’arrêtait alors, entre la pêcherie et la fontaine,
devant le pré en contrebas, clos vers le couchant par une lignée de
chênes de haute futaie.
Loin derrière, il y avait
la Thiverie, la petite propriété, sa seule fierté que la mort avait
démembrée et jetée aux chiens !