DES ARBRES / REPEINS-MOI
« Papa, j’ai peur des arbres ! »
C’est de plus en plus souvent que cette antienne vient bourdonner à mes
oreilles, entraînant avec elle les mille et un bruits de la nature et
de l’enfance.
Aussi loin que je me souvienne, les arbres avaient étendu sur moi leur
empire d’ombres et de couleurs ; sans que j’en fusse le vassal
accompli, une certaine crainte, mêlée de respect et d’admiration,
s’était rapidement ancrée dans mon petit être.
Les promenades au parc de l’Évêché m’étaient une véritable épreuve
quand, aplati dans la poussette, je ne savais de quel côté me pencher
tant les marronniers, alignés comme pour une bataille, semblaient prêts
à tirer du ciel leur salve meurtrière ; seuls les deux ou trois fruits
vernis, que je lissais dans mes mains, réussiraient sur le chemin du
retour, à ce que j’arbore, comme à l’accoutumée, un buste droit et un
port de tête conquérant !
Il en était ainsi chaque fois que nous allions dans ces jardins
suspendus qui surplombaient la Vienne, où après nous être arrêtés
gravement devant la carcasse d’un avion abattu par les maquisards, nous
rentrions à la Dive, sans longer la cathédrale ; dans le cas contraire,
écrasé par le granit vert et noir que les bâtisseurs avaient découpé
dans leurs rêves fantastiques, je hurlais, en déployant vers les
gargouilles silencieuses, le rempart dérisoire de mes bras.
« J’ai peur, Maman ! »
Dès que je fus capable de les nommer, je me heurtais aux mots eux-
mêmes, mots dont le simple choix me causait d’incommensurables
difficultés, car je n’arrivais pas à passer d’un arbre à l’autre :
l’arbre, croisé hier, devenait le « narbre » près duquel je jouais
aujourd’hui, et les explications données, aussi vives fussent-elles,
n’y pouvaient rien ; il y avait bien deux mots, certes voisins, pour
désigner ce maître inconnu qui corrigeait à sa guise la clarté ou la
fraîcheur.
J’en fis la toute nouvelle expérience lorsque, confié pour les vacances
à une vieille tante aux confins du Périgord, un couple de noyers
alchimistes, dérobant au ciel la lumière de l’été, versait sur la terre
battue de la ferme une ombre froide dans laquelle j’avais peine à
plonger mes membres grêles.
Sans être une vraie hantise, les arbres ne manquaient pas de me
préoccuper et, certains soirs, dans le refuge rêche du lit, je
m’interrogeais sur la formule magique qui leur ordonnait de se tenir
bien droits, en équilibre, sur les champs bosselés et de s’élever
parfois, bien au-dessus des maisons aux toits d’ardoises qui nous
entouraient ; je me demandais comment les racines, que j’imaginais mal,
pouvaient tirer assez de force pour nourrir toutes ces branches, ces
feuilles ; je pensais même que des arbres ne mourraient jamais et
continueraient à croître pour devenir au moins aussi grands que la Tour
Eiffel dont je possédais une carte postale, et ce, malgré les
dénégations de la famille. Pourquoi y en avait-il dans la cour de
Bernard et aucun dans le pré de Benjamin, pourquoi ceux-ci étaient-ils
minces et murmurants et ceux-là, inébranlables avec des troncs aussi
larges qu’une niche ? D’ailleurs, n’étaient-ils pas creux, et habités
de créatures que j’inventais avec autant de délectation que
d’inquiétude ?
« Papa, j’ai peur des arbres ! »
Nous ne prenions jamais le train et les seuls tunnels que je
connaissais, étaient ces longs boyaux de feuillage dans lesquels la 202
Peugeot s’engouffrait sans ralentir ; au début, mon père riait de ma
frayeur que les virages relevés à outrance accentuaient, mais lorsque
l’étroitesse de la route et la densité de la voûte frissonnante se
prolongeaient, il jurait que c’était la dernière fois qu’il empruntait
ces voies glauques et verdâtres, tandis que défilaient à toute allure,
de part et d’autre de la voiture, les fûts des chênes complices.
Plus tard, lorsque l’adolescence pique les corps et l’imagination,
j’avais écrit un petit récit dans lequel des cités du Nouveau Monde
étaient détruites par des arbres-fusées qui, puisant toute leur énergie
au centre de la terre, pliaient leurs branches vers l’espace et
s’enfonçaient nuitamment dans les profondeurs pour ressurgir au matin
en une armada végétale invincible.
Depuis, j’ai appris que le vent n’existait pas, qu’il n’est
qu’invention de savants pour expliquer l’inexplicable, que l’arbre
seul, sans avoir recours à de quelconques artifices, parle, fredonne,
maugrée, geint ou menace suivant une humeur cachée que j’essayais de
deviner, mais en vain ; ainsi, combien de fois, au fond de forêts
abandonnées, ai-je entendu de véritables plaintes ; non, il ne
s’agissait pas de quelque renard blessé, de hase en gésine, mais
d’arbres abattus, recouverts de ronces et de lierre, dont l’aubier
palpitait encore, appelant une mort qui ne viendrait sans doute jamais
; la sueur aux tempes, je m’en écartais à grandes enjambées.
« Papa, j’ai peur des arbres ! »
Maintenant qu’il a commencé à neiger sur mon front, que j’ai vu sur le
chemin s’étirer des ombres autrement définitives que celles jetées par
les arbres sous le ciel de l’été, maintenant que ce cèdre du mont Liban
entre tout entier dans l’album de photos, maintenant que l’envahisseur,
qui griffait les persiennes de la demeure, a été crucifié un soir
d’orage et ne déchire plus que le ciel, il m’arrive l’été de m’asseoir
sur le banc de bois, entre les quatre tilleuls de la Dive.
Là, dans les odeurs sucrées de leurs fleurs, je laisse errer mes
souvenirs et mes envies ; il y a peu de bruit, seuls quelques
froissements d’ailes dans les branches égratignent ma rêverie ; je ne
vois pas plus loin que les palissades chargées de glycine ou de
chèvrefeuille car, autour de moi, les arbres semblent volontairement
abaisser leur ramure, buvant les maisons alentour.
C’est la paix du cœur et de l’esprit, mais lorsque la tristesse pointe
son nez, il suffirait de peu de choses pour que je ne sois plus qu’une
tanche prisonnière dans sa nasse de verdure.
Et puis, il y a ce rêve qui revient sans cesse : je suis au Saut Ruban,
sur l’Auvézère épaisse et rouge, son eau menant grand train, charriant
même un tronc à demi-déchiqueté que je crois deviner en amont, mais,
quand il se fracasse sur les rochers à mes pieds, c’est un cercueil !
« Papa, j’ai peur des arbres ! »
REPEINS-MOI.
Vas-y,
repeins-moi, me dit-elle en fermant les yeux, alors qu’agenouillé sur
le coutil rêche, je tentais de repousser la vie le plus loin possible,
dût-elle s’arrêter sur ses lèvres entrouvertes, sur cette peau tant de
fois baisée, mais tant de fois mouillée de larmes, depuis l’enfance
entre les eaux, le granit et la forêt, enfance que l’indifférence d’une
femme n’avait jamais réchauffée, sur ce visage sans fane que ma
détresse engloutissait maintenant sous des plaintes de fils ou de
vieillard, tant la nuit annoncée réveillait mes frayeurs, et je
rejetais ma
vie sur son front, comme
ceint d’un chapelet d’ivoire qu’une main inconnue aurait posé sans que
j’en prisse conscience, effaré de compter en m’apaisant les perles
blanches d’une mort en dentelle, tandis qu’Elle plongeait, en poussant
le cri des bêtes que l’on tue, ses doigts au fond de ses entrailles
pour en extirper un jour nouveau.
Le vent battait la pluie ;
la chatte s’enfuit par la porte mal fermée, emportant dans les yeux des
éclairs arrachés au sommeil et bondit dans le soir quand j’appuyais la
bouche sur les stigmates de ton front.