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Extrait 4
[…]
La tradition voulait que ménage et corvées diverses fussent planifiés.
Aux garçons, la responsabilité des extérieurs, entrées, caniveaux,
voire en hiver les impératifs de chauffage : casser le petit bois
pour démarrer le feu, vider les cendres, charger la brouette pour
alimenter le poêle… Chacun dispensait son énergie avec application et
s’attelait à cette tâche de haute responsabilité sans rechigner.
Curieusement, les plus cossards y développaient une ardeur
particulière, façon pour eux de contrebalancer leurs échecs répétitifs
en classe et de prouver aux yeux de tous qu’ils savaient être bons à
autre chose. Aux filles, étaient réservés les travaux ménagers :
balayer le couloir, ranger la classe, passer le chiffon ou laver les
tableaux… Communauté restreinte, on y retrouvait l’effervescence propre
à chaque société : tensions, faveurs, avantages de toute nature
et, bien sûr, inévitables jalousies. Néanmoins, certaines tâches
considérées comme ingrates ralliaient moins les suffrages et chacun
défendant ses prérogatives avec acharnement, on assistait à une
authentique foire d’empoigne à la distribution des lots, véritable jeu
de stratégie d’où il fallait tirer les meilleures places, le calendrier
une fois établi rendant difficiles certaines permutations. Tout cela se
passait sous l’égide des grands avec l’aval bonhomme du maître de céans
qui assurait la légitimité et tranchait au besoin dans le vif afin de
couper court à toute récrimination.
Une fois la semaine, le nettoyage dans la cour des
filles demeurait l’apanage d’une frange zélée du fait de cette présence
incongrue et inhabituelle. Les mâles s’y pavanaient de manière
ostensible, se prétendant coqs, mais se retrouvant parfois dindons, la
basse-cour éparpillée ne négligeant pas la moindre occasion de farce ou
de moquerie. Néanmoins, les demoiselles du certificat, comme on les
appelait, mieux averties, ne faisaient pas forcément les mijaurées et
se montraient à l’occasion plus réceptives à quelques privautés.
L’indissociable duo — on travaillait toujours par deux — avait réussi
grâce au talent et au jeu de coudes de Jean-Marie à faire partie de la
première fournée, à la récréation de l’après-midi. Aussi, armés du
large balai-brosse, de la pelle de maçon et de l’antique brouette,
s’étaient-ils attelés à débarrasser les bordures des amas
noirâtres que la pluie et le vent de la veille avaient rassemblés là en
vagues successives et qui gênaient le bon écoulement. Quelques grandes
vinrent un moment leur tenir compagnie parmi lesquelles commère Suzy,
tour de contrôle par qui devait nécessairement transiter la primauté
des nouvelles. Devant le mutisme concerté des deux amis qui
détournaient la conversation en éludant habilement certaines questions,
elle n’insista pas, ce qui était contraire à ses habitudes. En retrait,
Gisèle et Catherine, en grande discussion, affirmaient leur présence,
se gardant toutefois de venir les troubler. La pelle raclait le ciment
et prenait les tas constitués pour les envoyer nonchalamment dans la
brouette.
— Écartez-vous, les filles, ça risque de gicler !
Tout en mettant du cœur à l’ouvrage, Pierre
observait sa protégée du coin de l’œil : assise sur un banc avec
une fille de son âge, elle lui tournait presque le dos et ne semblait
lui accorder la moindre attention. Il en conçut quelque dépit d’autant
que le regard appuyé de son compagnon en disait long. Fort de sa
redoutable expérience, celui-ci finit quand même par lâcher :
— Tu sais les femmes, c’est bizarre ; avec
elles, faut pas chercher à comprendre. Ça te fait des sourires et une
heure après, t’as droit à la gueule. Toi, bien sûr, t’as rien fait de
plus ou de moins, mais va savoir pourquoi ? Regarde la Gisèle,
depuis qu’elle m’a vu avec ta copine, elle me tire la tronche !
Mais si ça se peut, tout à l’heure, elle me demandera si j’ai pas
besoin de sa gomme ! […]
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