SABOTAGE à PRESSIGNAC



11 octobre 1943



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Gendarmerie Nationale, Légion du Limousin, Compagnie de la Charente, Section de Confolens, Brigade de Chabanais.

« Aujourd’hui, 11 octobre 1943 à 8 heures 30 Nous, soussignés, Ferrand Emile, Blanchard Edouard et Valeyrie Ambroise, gendarmes à la résidence de Chabanais, département de la Charente, revêtus de notre uniforme et conformément aux ordres des chefs, à notre caserne, avons été prévenus téléphoniquement par le maire de Pressignac, que la presse à fourrages de M. Depeyras, demeurant à Exideuil, se trouvant sur la place du bourg de sa commune, avait été sabotée dans le courant de la nuit au moyen d’un explosif. Nous nous sommes rendus immédiatement sur les lieux où nous avons fait les constatations suivantes : la presse à fourrages de M. Depeyras est placée sur la place de l’église de Pressignac. La roue dentée droite du compresseur est brisée en 18 morceaux dont 17 sont tombés à terre sous la presse ; le 18è est encore fixé à son axe. Le bloc droit portant l’axe du compresseur, le pignon de commande et le volant d’entraînement, sont fendus en plusieurs endroits. Le protège engrenage de la roue dentée brisée est tordu. Une bande de fer en V du tablier, fixée par un boulon au bloc précité, est détachée de son point de fixation par suite de la détérioration du dit bloc. Présentement, cette presse est inutilisable. Sur le 18e morceau de la roue dentée désigné ci-dessus, une trace rectangulaire mesurant 4 cm de long et 3 cm de large indique où l’explosif a été placé. Cette trace est de couleur jaune cuivre. Des éraflures faites par les éclats des pièces en fonte brisées sont de même couleur. A 16 mètres du lieu de l’explosion, le carreau de la fenêtre de l’évier de l’habitation Berthet, situé à 1,50 m de hauteur est cassé vraisemblablement par la déflagration. En raison du grand nombre de personnes sur les lieux, nous ne pouvons relever aucune trace de pas ou empreinte pouvant aiguiller nos recherches.
Procédant à une enquête, nous avons entendu : BERTHET Julien, 64 ans, cultivateur, demeurant à Pressignac, qui nous a déclaré à 10 heures : Cette nuit, à 1 h 40, j’ai été réveillé par une détonation ayant produit un coup assez sec. Je me suis levé et ai regardé par la fenêtre. Je n’ai rien vu ni entendu. Bien que la botteleuse se trouvait sur la place publique devant mon habitation, je n’ai nullement songé que ce bruit pouvait provenir d’un attentat commis sur cette machine. Ce n’est que ce matin, un moment après m’être levé, que mon frère Louis, qui allait prendre le train à Chabanais, m’a dit que cette botteleuse était détériorée. La botteleuse est arrivée à Pressignac le 9 octobre 1943 à la tombée de la nuit et elle ne devait commencer à fonctionner que ce matin. Hier, je n’ai constaté la présence dans le bourg de Pressignac d’aucune personne étrangère au pays. J’ajoute que ce matin, j’ai constaté que le carreau de la fenêtre de mon évier était cassé. C’est certainement la déflagration de l’explosif placé sur la botteleuse qui l’a brisé. J’estime le préjudice à la somme de 10 francs.
Lecture faite, persiste et signe. VIROULAUD Justin, 55 ans, boulanger au bourg de Pressignac, qui nous a déclaré à 11heures : Cette nuit, à une heure que je ne puis indiquer, j’ai été réveillé par un bruit paraissant provenir d’un coup de feu. Quelques minutes après, j’ai entendu passer devant ma porte sur la route de Rochechouart, deux ou trois cyclistes. Je ne pense pas qu’ils étaient éclairés, en tout cas je n’ai pas vu de lumière. Hier, je n’ai remarqué à Pressignac la présence d’aucun homme étranger au pays. Je n’avais pas entendu dire non plus par la rumeur publique qu’un tel attentat devait se perpétrer.
Lecture faite, persiste et signe. CONTAMINE Louis, 35 ans, sabotier au bourg de Pressignac qui nous déclare à 11 heures 30 : Cette nuit, j’ai été réveillé par une forte détonation qui m’a paru provenir de la place publique. Sachant que la botteleuse y stationnait , j’ai tout de suite pensé à un attentat sur cette machine. Je me suis levé et à travers une fenêtre, j’ai regardé sur la place, sans toutefois allumer. Je n’ai vu ni entendu personne. J’ai seulement entendu aboyer des chiens en direction de la route de Rochechouart. Ce n’est que ce matin à mon réveil que j’ai appris que la botteleuse avait été détériorée. Je ne puis vous fournir aucun renseignement sur les auteurs de cet attentat.
Lecture faite, persiste et signe FAUBERT Octave, 61 ans, maire de la commune de Pressignac qui nous déclare à 12 heures : Cette nuit, vers 0 h 30, ma femme m’a prévenu qu’elle venait d’entendre comme un coup de feu provenant de la direction de la place publique. Elle s’est levée et s’étant approchée de la fenêtre, elle a vu passer un cycliste éclairé se dirigeant sur la route de Massignac. Quelques minutes après, elle a vu passer un autre cycliste non éclairé allant dans la même direction. Ce n’est que ce matin que j’ai appris par M. Berthet que la botteleuse avait été détériorée. Cette dernière n’avait pas encore fonctionné dans la commune. Elle ne devait commencer que ce matin. Je n’ai reçu aucune lettre de menaces à ce sujet et hier je n’ai pas vu rôder aucune personne étrangère.
Lecture faite, persiste et signe. GUINOT Julien, 49 ans, cultivateur, au bourg de Pressignac, nous a déclaré à 12h 30 : Cette nuit, vers 1 heure, j’ai été réveillé par une forte explosion qui m’a paru provenir de la place publique. M’étant levé, j’ai entendu une personne qui descendait sur le chemin qui va rejoindre la route de Mandat et qui passe à côté de ma maison. J’ai également entendu aboyer des chiens sur la route de Rochechouart. Hier, j’ai été absent toute la journée. Je ne puis vous fournir aucun renseignement sur les auteurs de cet attentat.
Lecture faite, persiste et signe. DEPEYRAS Jean, 67 ans, négociant en vins et fourrages, demeurant à Exideuil, qui nous a déclaré à 16 heures, le 12 octobre 1943 : Le 9 octobre 1943, dans la soirée, le bottelage des fourrages étant terminé à Saint-Quentin, mon fils Raymond a conduit la presse au bourg de Pressignac où, par ordre du Ravitaillement Général, elle devait commencer à fonctionner hier matin. J’ai donc envoyé à cette date mon autre fils Roland et deux ouvriers qui m’ont fait savoir que la presse à fourrages avait été détériorée dans le courant de la nuit du 10 au 11octobre courant, et après-midi, je me suis rendu sur les lieux en compagnie du représentant du Directeur du Ravitaillement Général de Confolens. Ensemble, nous avons constaté que la presse est inutilisable et difficilement réparable. Elle m’appartient, mais je ne puis estimer exactement le préjudice causé, lequel, à mon avis s’élèvera à 30 000 francs. Je n’ai aucun soupçon sur les auteurs de ce sabotage. Jusqu’à présent, je n’ai reçu aucune lettre de menaces. Je n’avais chargé personne de la surveiller.
Lecture faite, persiste et signe. Nous avons entendu verbalement de nombreuses personnes, mais aucune n’a pu nous apporter de renseignements sur cette affaire. Notre commandant de section qui a été informé de cet acte de sabotage dit qu’il a été porté à sa connaissance. Nos recherches continuent et feront le cas échéant l’objet d’un nouveau procès-verbal.
En conséquence et conformément aux dispositions des articles 435 et 440 du code pénal 2 bis, du décret du 1er septembre 1939, nous dressons procès-verbal. Adressé en 6 expéditions destinées : la 1ère, à M. le Procureur de l’État à Limoges. La 2e à M. le Préfet de la Haute-Vienne. La 3e à M. le Colonel commandant la Légion du Limousin, à Limoges. La 4e à M. le Commissaire divisionnaire chef de la police judiciaire à Limoges. La 5e à M. l’Intendant directeur du Ravitaillement Général , à Confolens. La 6e aux Archives. »

À Chabanais, le 13 octobre 1943
Signé : Valeyrie, Blanchard, Ferrand

Notes : Ce texte est la transcription d’un document original conservé aux Archives Nationales, à Paris, très difficile à lire car l’encre de la machine à écrire de l’époque a beaucoup pâli.

Les personnes interrogées habitaient toutes près de la place de l’église, à l’exception du maire, Octave Faubert qui résidait un peu plus loin, sur la route de Massignac. Ce qui explique sans doute que seule sa femme (qui ne dormait pas ou qui avait l’ouïe plus fine) ait entendu l’explosion et vu des cyclistes. Si ces derniers allaient vers Massignac, les autres s’enfuyaient sur la route de Rochechouart ou par le chemin du Gros Roc, donc devaient aller vers les caches des maquis FTP de la forêt de Rochechouart ou vers les bois de Pompère. (Mais ce n’est qu’en mai 1944 que ces maquisards s’installeront vraiment dans les carrières de Pompère sous la direction du capitaine Marc Beaulieu, de son vrai nom André Bailly, formant la 5è compagnie du 4è régiment FTP de la zone sud) Parmi les gendarmes qui mènent l’enquête, Ambroise Valeyrie, qui , plus tard, rejoindra le maquis Foch et laissera un compte rendu détaillé du crash du Halifax britannique au Groslaud le 10 mai 1944.
Ces gendarmes de Chabanais font partie de la Légion de gendarmerie du Limousin. Ils adressent leur procès-verbal aux autorités de la Haute-Vienne, à Limoges, alors que Pressignac est en Charente. Cette situation s’explique par la division de la France en deux zones à la suite de la défaite de 1940. Pressignac se retrouva en zone libre jusqu’en novembre 1942, donc dépendit alors administrativement de Limoges qui se trouvait aussi en zone libre, alors qu’Angoulême était en zone occupée. A partir de novembre 1942, toute la France fut occupée, mais on conserva les divisions administratives précédentes, et Pressignac continua à dépendre de Limoges jusqu’en 1944. Seule autorité de Charente : le directeur du Ravitaillement Général de Confolens. Le Ravitaillement Général avait été mis en place par Pétain en 1940 pour instituer un rationnement qui devait permettre à la population de manger à sa faim. D’où les fameuses cartes et tickets de rationnement , les réquisitions chez les paysans, et les prélèvements allemands sur les productions. Ce fut très vite un système honni, qui entraîna la disette, le marché noir, le refus des paysans de livrer leurs productions, et de plus en plus souvent des sabotages de machines agricoles réquisitionnées pour les travaux des champs. Le sabotage de la botteleuse à Pressignac se situe donc dans ce contexte. Ce fut un acte de Résistance. Un des premiers des futurs maquisards de Pompère !
Apparemment les témoins interrogés n’avaient rien vu et ne savaient rien. En réalité, certains savaient, mais ne voulaient rien dire d’autant plus que parmi les auteurs du sabotage il devait y avoir des gens de Pressignac, ne serait-ce que Jean Karpovich, dit Jean Polonais, un métayer du Bonéthève, très actif dans la Résistance.
Dans certaines familles, la veille de « l’attentat » les parents avaient prévenu leurs enfants qu’il allait se passer des choses graves et dangereuses dans la nuit et qu’il fallait coucher tout habillé pour pouvoir éventuellement se sauver rapidement. D’autres, en contemplant la botteleuse cassée, se réjouirent en disant tout bas que cela aurait dû arriver depuis longtemps !

© André Berland. Pressignac, mai 2019

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